Que reste-t-il d’impossible?

Je viens de poser le pied à Yellowknife. Il est midi tapant.

100 jours plus tôt, j’ai enfourché mon vélo, sans argent, sans entraînement, sans trop y croire.

Selon ce que quelques médias locaux avaient annoncé, j’allais traverser le Canada à vélo. C’est ce que je leur avais dit et ils l’ont répété.

Mathieu a pris son heure de dîner pour venir m’encourager en haut de ma première côte. Il est seul. Comme moi pendant les quatre prochains mois.

Je n’y crois pas trop et pourtant je n’ai aucun doute. Faut dire qu’au bout de ce périple se trouveront mes deux enfants. Comme j’aime le dire; j’ai fait 6 500 km pour aller chercher mes enfants, à vélo. Ça flashe.

Mais pourquoi?
Pourquoi se taper deux millions neuf cent vingt-trois mille deux cents coups de pédales à 50 ans?

Ah oui! J’ai cinquante ans. L’âge auquel j’allais être très vieux quand j’avais 12 ans.

C’était en 1980.

C’était l’époque de mon premier vrai bicyk.
Un CCM noir, dix vitesses de route que mes parents m’avaient acheté su’ Sears.

C’est sur ce vélo que j’allais goûter, déguster et apprendre ce qu’est … la Liberté.
Mes amis de Vanier auront plus tard leur propre version; la Libarté … mais ça, c’est une autre histoire.

Ma Liberté, elle, avait un très grand « L » et elle était accrochée aux guidons de mon vélo.

Mon quartier était fait de ruelles, entouré de champs et au bout duquel se trouvait notre boisé communautaire qu’on appelait Le Gros Trou.

Mon rayon d’action, limité par la lumière de la porte d’en avant que ma mère allumait quand c’était l’heure de rentrer, s’est rapidement agrandi lorsque j’ai découvert la vitesse à laquelle mon vélo de course me permettait de revenir virer dans ma rue pour voir si la lumière était allumée.

Tout à coup, je pouvais aller explorer les quartiers interdits à intervalle régulier.

Douze ans, c’est aussi l’âge que j’avais quand deux gars sont venus à l’école nous présenter un diaporama de leur voyage de ski de fond dans le Grand-Nord.

Je dis Grand-Nord, mais c’est tout à fait possible que ces deux gars-là aient été le neveu du directeur de l’école, et son meilleur ami, venus nous présenter leur fin de semaine de ski de fond derrière chez eux dans le cadre d’un de leur cours au CÉGEP.

Mais dans ma tête de ti-cul,
c’était la première fois que je rencontrais, en personne, de vrais explorateurs.
Ils n’étaient pas dans un livre ou à la télévision.
Ils étaient là, devant moi, pour de vrai. Ils existaient.

Je ne leur ai pas parlé. Trop gêné.
Mais leur présence réelle m’a touché.
Plus qu’ils ne pourraient sans doute l’imaginer.

Le soir, à la maison, j’ai écrit dans un duo-tang vert : avant l’âge de cinquante ans, je vais traverser le Canada à vélo.

À 12 ans, cinquante ans, c’est la fin de la vie.
Je venais de décider qu’avant de mourir j’allais réaliser un grand rêve.

Puis, pendant les 38 années suivantes j’ai dédié mon temps à me trouver des excuses pour ne pas réaliser ce rêve.

À l’âge de 40 ans, lorsque mon fils est né, je venais de trouver l’ultime excuse pour ne plus aller au bout de mon rêve; j’allais définitivement être trop vieux une fois mes enfants en âge de m’accompagner ou de rester seuls à la maison.

La vie étant ce qu’elle est, notre couple éclata.
Les enfants allaient maintenant partager leur temps entre l’Est et l’Ouest du pays.

Un continent nous séparait et des visites de quatre mois à la fois marquaient désormais le temps de notre nouvelle vie.

La gestion émotionnelle qui vient avec le fait de ne pas voir ses enfants à coup de quatre mois est quelque chose que je ne souhaite à personne. Il faut s’inventer une raison.

Une petite lumière s’alluma pourtant dans ma tête. À un moment donné, j’allais avoir quatre mois sans mes enfants. Par hasard, une de ces périodes de quatre mois allait coïncider avec l’été de mes cinquante ans.

Si pendant 38 ans je m’étais inventé tout un catalogue de raisons possibles pour ne pas réaliser mon rêve d’enfance, je venais de mettre un terme à cette mauvaise habitude.

Du premier mai au 13 août 2018, pendant 100 jours, j’allais traverser le Canada, d’Est en Ouest, contre le vent et en solo, pour arriver à Yellowknife le jour de mon cinquantième anniversaire.

À midi pile.

J’ai nommé cette traversée Un été sans gazer.

 

 

Traverser le Canada à vélo n’a rien de particulièrement exceptionnel. Plusieurs personnes le font chaque année. J’en ai rencontré une bonne douzaine sur mon chemin.

Le faire avec un budget de 15$ par jour, sans équipe de soutien, dans le sens contraire de tout le monde, le vent dominant dans la face et surtout sans entraînement … c’est quoi les chances que ça fonctionne?!

Quelqu’un m’avait déjà dit que Terry Fox, lors de sa traversée du Canada, se fixait comme objectif le prochain poteau de téléphone. Je dois remercier cette personne. À quelques reprises je me suis accroché à cette image, le vent réduisant ma vitesse à celle d’un marcheur, l’eau frette des pluies de mai détrempant mes vêtements, les mains gelées et nulle part où aller à la fin de la journée. Chaque poteau de téléphone devenait une petite réussite.

J’ai pédalé ma vie. Presque littéralement.

Avant de partir et tout le long de ce voyage, j’ai fait de gros efforts pour me convaincre que ce n’était pas si pire que ça. Que ça n’allait pas changer grand-chose. Que j’allais rester le même gars.

D’une certaine façon, je n’avais pas le choix. L’entreprise était tellement énorme que je devais m’inventer une panoplie d’histoires pour en minimiser l’ampleur.

Chaque jour, beau temps, mauvais temps, je remettais mon matériel dans mes sacoches, j’enfilais mon maillot jaune et je reprenais le même rythme cyclique de la veille. Chaque jour la même routine, pour le même but; aller rejoindre mes enfants à l’autre bout du continent.

Le doute était mon compagnon de voyage. Il me suivait partout, mais tant que je restais quelques mètres devant lui, tout allait bien. J’ai questionné souvent le p’tit-cul de 12 ans qui avait pris cette décision il y a si longtemps. Sans lui, je ne serais pas où je suis. Chaque jour, c’est à travers ses yeux que je voyais la beauté dans la routine. Et c’est sûrement grâce à lui que j’ai commencé à voir dans les choses et les gens ordinaires, leurs côtés extraordinaires.

Rien ne ressemble plus à un accotement de route en Ontario qu’un accotement de route en Saskatchewan. Même chose pour les gens. Manitobain, Albertain, mêmes combats quotidiens. Mais lorsque je levais juste un peu les yeux et que je ralentissais la cadence pour prendre le temps de bien voir au lieu de juste regarder ce qui m’entourait, les nuances semblaient infinies. Je me suis arrêté à maintes reprises sur le bord de la route au-dessus d’un ruisseau ou dans le creux d’une vallée pour juste rien faire. Pour être. Sans plus, ni moins d’importance que le caillou, le brin d’herbe ou l’oiseau qui m’entouraient.

Des gens s’arrêtaient sur la route pour m’offrir de l’eau, des fruits et des légumes frais. D’autres m’invitaient à dormir chez eux, plusieurs m’offraient carrément un repas lorsque je m’arrêtais dans un restaurant pour me connecter à internet.

Un monsieur avec un gros accent allemand m’a raconté sa vie d’agriculteur pendant un de mes arrêts. Une dame est venue me porter un billet sur lequel on peut lire You are loved, dessiné à la main, le jour où ma copine du temps m’annonçait notre séparation.

C’est comme si mon rythme lent me permettait de prendre mieux conscience de toute la beauté du monde qui m’entoure.

Lundi matin, le 13 août 2018, après 6 500 km et une seule crevaison, je revenais à l’endroit de la naissance de mon fils Émile. Et d’une certaine façon, de ma propre naissance. Après tant d’années à remettre mon plus grand rêve encore et encore et encore, je mettais le pied à terre. Et vous savez quoi? Ce fut, et de loin, le projet le plus facile à réaliser de toute ma vie. Chaque jour faisait du sens. Chaque moment me semblait important. Mes limites étaient claires et le matériel dont elles dépendaient, compréhensible. Tout ce dont j’avais besoin pour vivre tenait dans cinq sacs attachés à un vélo.

Après une brève visite à l’hôtel de ville de Yellowknife et au maire qui était alors un ancien collègue de travail du temps où j’y habitais, j’entrepris la traversée de l’allée bordée de tous les drapeaux des communautés des Territoires du Nord-Ouest. Au bout de cette allée se trouvait mon point d’arrivée… et mes deux enfants, Émile et Julianne.
Je jette un coup d’œil sur mon odomètre comme je l’ai fait si souvent pendant ma traversée.

11h59 … midi. Le jour de mon cinquantième anniversaire, je mets le pied à terre. Mon voyage est terminé. Mes anciens collègues de travail à qui j’avais dit à la blague un an plus tôt de m’attendre pour dîner le 13 août, ne seront pas déçus.

Je pourrai aussi remettre à mon ami Martin le maillot jaune signé par le maire de Yellowknife. Martin m’avait promis en riant, il y a trente ans, un maillot jaune si jamais je tentais ma traversée. Il a tenu promesse, comme le ti-cul de 12 ans qui m’avait dit qu’un jour, avant l’âge de 50 ans, j’allais traverser le Canada, à vélo.